Comme c’est un peu mon habitude chez Gallmeister, j’ai acheté le bouquin au pif, sans lire la 4e ni connaître l’auteur, sans même me plier docilement au lobbying de mon convaincant libraire (mais il a bon goût, alors ça va). Je ne savais donc absolument pas à quoi m’attendre (à part à beaucoup de nature et de neige, à en juger par le titre et l’illustration de couverture). Du coup, ma surprise a été grande ! Si toi non plus tu n’aimes pas qu’on te raconte les bouquins, ne lis pas la suite, car elle contient des spoilers, je ne sais pas comment me débrouiller autrement pour une fois. Sache juste que la construction est un peu déroutante, car les dialogues sont assez nombreux, mais toujours intégrés au récit, sans le moindre guillemet ni cadratin (aucun lien avec Gérard Lambert) ; en conséquence, on se retrouve parfois en milieu de phrase avec des majuscules ou des changements de pronom inattendus, et il arrive qu’on doive s’y reprendre à plusieurs fois pour bien comprendre qui parle. Par ailleurs, le texte est à la première personne et navigue entre plusieurs époques, le tout en adoptant le flux de conscience de la narratrice, c’est donc assez vite le bordel (aucun lien avec Dominique Strauss-Kahn).
Tracy est une jeune femme de pas tout à fait 18 ans. Elle vit seule avec son père et son frère dans un élevage de chiens de traîneau en Alaska. Ils préfèrent évidemment le patin au ski (puisque trop de ski tue l’husky). Pour planter le décor, imagine donc une cabane en rondins, une forêt, un grand chenil et de la neige. Sa mère est morte quelque temps plus tôt, et ça reste un gros traumatisme pour tout le monde. Son père, ancien musher de haut niveau, a remporté un certain nombre de courses, mais il refuse désormais de monter sur un traîneau. Tracy, ado rétive jusque-là bien partie pour prendre la relève, se retrouve consignée chez elle (après son renvoi de l’école pour une énième altercation), avec interdiction de s’occuper des chiens et de partir en forêt. C’est là que ça devient problématique, car ses longues excursions dans les bois lui permettent de « boire » : elle capture des animaux et les saigne pour se remplir le bide, chopant au passage leurs souvenirs. Ne m’étant absolument pas attendu à un texte fantastique, je n’étais pas sûr tout de suite d’avoir bien compris. Victime d’une étrange agression lors d’une de ses balades (c’est pas parce qu’elle est punie qu’elle ne le fait pas), elle va réussir à s’enfuir en poignardant son assaillant, et c’est là le début des emmerdes. On n’est pas tout à fait dans du nature writing ni uniquement dans du fantastique, et il règne une ambiance de thriller qui n’est pas non plus omniprésente. Difficile, donc, de classer ce roman, qui risque d’en désarçonner plus d’un (rien à voir avec Christopher Reeve), mais une fois adoptés le ton et le style (il m’a fallu une bonne centaine de pages je dirais, soit un tiers du roman), j’ai vraiment bien aimé.
Un mot sur la trad (puisqu’on est là pour ça)
C’est le fait du hasard (seulement à moitié, parce que c’est le même éditeur, les livres sont cependant si différents que je ne m’y attendais pas), mais je viens de lire coup sur coup deux traductions de Jacques Mailhos, qui n’ont rigoureusement rien à voir l’une avec l’autre (la précédente, c’était Le Jeu de la dame). Il m’a semblé déceler dans ce texte le même genre d’indécision qui me frappe parfois (comme dans Éducation meurtrière) concernant le temps à employer. Je crois que c’est en partie pour cela que j’ai mis une centaine de pages à rentrer dans l’histoire, car cela se lisse au fil du texte, une fois le parti pris tenu. Cela dit, il me semble que c’est le premier roman de Jamey Bradbury, et le point de vue et le style adoptés par l’autrice ne sont pas les plus simples à traiter, il se peut donc tout à fait que les problèmes de concordance figurent déjà dans la VO, ce qui devient assez vite impossible à rattraper. Prenons l’incipit : « J’ai toujours su lire dans les pensées des chiens. Mon père dit que c’est dû à la manière dont je suis venue au monde, née sur le seuil de la porte ouverte du chenil, avec vingt-deux paires d’yeux canins qui me regardaient et les aboiements et hurlements de nos chiens qui furent les premiers sons que j’aie entendus. » Dans ce premier paragraphe, on alterne donc entre le passé composé, le présent simple, l’imparfait, le passé simple et le subjonctif passé. J’ai un peu tiqué sur les deux derniers, j’aurais je pense remplacé le « qui furent » par une virgule ou un tiret moyen et le « que j’aie entendus » par un passé composé (grammaticalement, je pense que les deux sont corrects, mais comme le subjonctif ne s’impose pas, je trouve qu’il alourdit inutilement). Dans cet exemple, on désigne plusieurs périodes (la naissance et aujourd’hui), des vérités générales (« c’est dû à »), des faits éphémères (« me regardaient »), le ping-pong de temps s’explique donc, mais ça me semble moins évident dans les pages qui suivent (une alternance entre passé simple et passé composé pour relater des faits qui se déroulent dans la continuité). Ce défaut disparaît à terme, il est ainsi assez probable qu’il s’agisse de scories dues à un changement de temps qui s’est imposé au fil de la traduction (quand on part bille en tête au passé simple, qu’on se rend compte que ça roule mieux au passé composé ou au présent, qu’on revient en arrière pour gommer mais qu’il y en a tellement et que les temps s’enchevêtrent tant qu’on en laisse passer quelques-uns en route).
Par ailleurs, et là je pense que le souci vient plus de la VO, il y a quelques soucis de cohérence dans la manière dont Tracy s’exprime, parfois comme parlerait une ado voire une enfant, d’autres de façon plus écrite et complexe (« Y aurait-il jamais un temps où je n’attendrais pas comme ça à guetter les bruits de son sommeil au bout du couloir ? »). Mais là encore, comme les dialogues sont intégrés au récit, et que le passé se retrouve mêlé au présent, on entend parfois la voix de Tracy enfant et on lit d’autres fois Tracy presque adulte, ceci explique peut-être cela.
Ici, la traduction ne devait pas représenter un grand défi en matière de vocabulaire (quelques termes de traîneau par-ci par-là, mais sinon les mots sont assez simples). En revanche, si le style des phrases est généralement assez direct (peu d’artifices dans la construction, de subordonnées imbriquées les unes dans les autres, d’inversions inhabituelles, etc.), la construction choisie par l’autrice (l’intégration des dialogues dans le récit) a dû s’avérer beaucoup plus ardue. Je les mets sans guillemets pour bien garder le style du livre, mais on trouve des *Rentre et va t’occuper du linge, il a dit. Les chiens se sont mis à s’agiter quand ils l’ont vu se diriger vers eux.* ou des *Je n’avais aucune bonne explication à lui fournir. J’ai préféré lui dire, Tu m’interdis de m’entraîner, tu m’interdis même de sortir les chiens. Je pourrais pas au moins avoir le droit de chasser ?* Et encore, dans ces exemples, le « il a dit » du premier passage ou la majuscule au « Tu » du second nous aident à suivre. D’autres fois, le doute est permis : *Papa a fait non de la tête. Ils ont toutes sortes de règles, au dispensaire, sur ce qu’ils peuvent dire ou pas, à cause du secret médical. Mais bon, je voulais seulement savoir s’il allait bien.* « Ils ont toutes sortes de règles » peut aussi bien être une phrase prononcée par le père qu’une information donnée par la narratrice. De même, le « je » de la dernière phrase pourrait désigner le père qui parle ou la fille qui raconte, puisque narration et dialogue ne font qu’un. Même souci avec le « il » de la dernière phrase, qui grammaticalement devrait renvoyer au père, mais en fait non. Le contexte aide généralement à s’y retrouver sans trop de souci, mais ça impose parfois un effort de réflexion qui nous sort de la lecture. En bref, une traduction faussement facile, pas évidente à apprivoiser d’emblée ; un chouette challenge à relever !

Jamey Bradbury (et Jacques Mailhos), Sauvage (The Wild Inside), Gallmeister