Tu te rappelles quand je t’ai présenté Le Chant se lève ? Eh bien, voici la suite. Ce tome 4 conclut le premier arc narratif de l’heptalogie prévue par l’autrice dès la publication du tome 1 (Saison d’os) il y a presque dix ans. On ne peut qu’être impressionné devant le travail abattu par Samantha Shannon. Je n’ai pas encore eu l’occasion de lui en parler en direct, mais je suis curieux de savoir quel niveau de détail elle avait envisagé avant même de se lancer dans cette série.

Quelques données chiffrées (parce que j’aime bien les données chiffrées)
En cumulé (les quatre tomes plus les deux novellas intégrées aux volumes 1 et 3), j’ai d’ores et déjà traduit près de quatre millions de signes (1008k+953k+923k+1077k) de The Bone Season, soit 661 000 mots (170k+158k+154k+179k). Si on s’en réfère à la pagination des bouquins chez De Saxus, nous en sommes à plus de 2600 pages (668+635+605+703). Ce dernier tome, qui n’est pas assorti d’une novella, est donc assez largement le plus gros de tous. Rappelons que Samantha est aussi l’autrice du Prieuré de l’oranger, qui compte à lui seul près de 1000 pages. Sachant qu’il n’y a quasiment aucune rupture chronologique d’un tome à l’autre, tu y trouveras largement ton compte si tu es amateur de lectures longues.
À ce jour, le fichier qui me sert de lexique pour cette série compte 434 entrées (c’est-à-dire 434 références internes pour m’assurer que je traduis toujours bien de la même manière chaque terme spécifique employé par Samantha). Un autre onglet du même fichier me permet de me rappeler qui tutoie ou vouvoie qui, et celui-ci recense pour l’instant 95 personnages. Je m’attèle à y consigner la moindre interaction entre deux individus, même si leur importance semble moindre, car je n’ai aucun moyen de savoir si je les retrouverai un jour où non. Le tu/vous n’est pas nécessairement décidé avec chacun des 94 autres personnages (sauf peut-être pour Paige, qui a eu affaire à la plupart d’entre eux), mais cela me confère une base solide qui m’évite un certain nombre d’erreurs malencontreuses. À noter qu’au cours d’un même texte les comportements des uns par rapport aux autres peuvent être amenés à évoluer, un tel fichier est donc assorti d’un certain nombre de commentaires (aussi bien pour moi que pour mon éditeur ou mon successeur, si je venais à succomber à une courte maladie rigolote) précisant dans quelles circonstances et jusqu’à quand on se dit tu ou vous. Si le sujet t’intéresse, je te renvoie à l’article consacré à cette question.
Et si tu te demandes combien de jours de boulot ça représente, je me fixe un objectif quotidien de 25 000 signes. Je ne l’atteins pas systématiquement (surtout quand les passages sont compliqués et nécessitent beaucoup de recherches ou de retravail), mais prenons cette donnée comme moyenne de référence. J’ai donc consacré environ 160 journées d’écriture à cette traduction (sans doute beaucoup moins que Samantha). Si j’ajoute les deux relectures pour chaque texte (environ 100 k signes par jour, soit 40 jours), on atteint les 200, sans compter tous les à-côtés (le travail sur les épreuves, par exemple). Comme je m’octroie le luxe de m’accorder la plupart de mes week-ends voire de prendre quelques vacances, c’est à peu près 10 mois de travail à temps plein. En réalité, cela s’étale sur beaucoup plus longtemps, car je suis obligé de laisser décanter entre le premier jet et chaque relecture, à laquelle je consacre généralement plutôt des bouts de soirées que mes journées (je bosse donc plutôt par tranche de 10 ou 20 000 signes que de 100 000). Mais bref, ça donne une assez bonne idée.
Autant dire que Samantha est de très loin l’autrice à qui je dédie le plus de temps ces dernières années (et c’est un vrai plaisir, car ses textes sont formidables). J’en profite d’ailleurs pour la remercier publiquement de sa grande disponibilité : pas une seule des questions que j’ai pu lui poser n’est restée sans réponse.

Pour l’anecdote
Les questions que j’adresse à Samantha peuvent bien sûr concerner le sens d’un mot ou d’une expression, mais aussi l’histoire elle-même (quand je « sens » venir un truc, je lui écris pour lui demander si je fais fausse route ou non, histoire de ne pas faire le mauvais choix de trad, toujours compliqué à rattraper dans un tome suivant). Il m’arrive également de la solliciter pour recueillir son avis sur les liens entre les personnages (afin de déterminer si cela mérite plutôt un tu ou un vous), ou sur certains choix de traduction : son écriture étant empreinte d’un certain militantisme, je tiens à en conserver l’état d’esprit dans mes textes. Cela n’a pas toujours été possible avec ce tome 4, car celui-ci se déroule en France et comporte certains passages en français dans le texte (qui parfois arrivent en contradiction avec des choix que j’ai pu effectuer sur les tomes précédents). Je m’en suis expliqué dans une note en fin d’ouvrage (Précisions sur la traduction), faisant suite à une note de Samantha elle-même (Précisions sur la langue) : lorsque la trahison est inévitable, autant en expliquer les raisons. C’est en partie compensé par le choix d’un autre terme apparu dans la VF dès le tome 1, alors qu’il ne survient dans la VO qu’au tome 4 (je t’offre un bouquin au choix parmi les stocks à la maison si tu découvres lequel ; j’en ai parlé dans au moins deux autres articles si ça peut t’aiguiller).
Ce Masque tombe a par ailleurs permis ma première rencontre de traducteur avec le pronom neutre « they », ici traduit par le fameux « iel » qui a tant fait parler cette année (ou l’année dernière). J’ai d’ailleurs eu confirmation qu’il n’était pas si difficile ni lourd d’employer une écriture inclusive (je ne parle pas du point médian, mais d’adjectifs ou de noms épicènes, par exemple). J’ai tenté d’être particulièrement vigilant lors des passages concernés, j’espère n’avoir rien laissé passer de gênant.
Mais de quoi ça cause ? (Forcément avec des spoilers dedans, puisque tu as potentiellement jusqu’à trois tomes de retard)
À la fin du tome 3, Paige (officiellement déclarée morte par les autorités soucieuses de ne pas révéler son évasion) se réfugie avec le gouverneur dans une planque parisienne. Après les semaines de torture qu’elle vient de subir, tu imagines bien qu’elle n’est pas dans la forme de sa vie. Elle va cependant assez vite devoir reprendre du service pour rembourser sa dette auprès de la mystérieuse organisation qui l’a exfiltrée (et dont on ignore à peu près tout, mais qui va se servir d’elle comme agente de renseignement). Loin du monde souterrain londonien, elle ne sera malgré tout pas totalement dépaysée, car elle va rapidement faire la connaissance de la pègre française, coiffant donc à la fois ses casquettes de suzeraine de l’ombre, d’ambassadrice, d’espionne, de fugitive, de victime de tortures et de marcherêve, ce qui fait beaucoup pour une seule femme, fût-elle Paige Mahoney.
L’occasion de rencontrer une galerie de nouveaux personnages et d’en retrouver certains que l’on pensait jusque-là secondaires ou disparus – et donc d’étoffer mon fameux fichier tu/vous.

J’en profite aussi pour te signaler la sortie poche du premier tome, chez J’ai lu (qui avait initialement publié le premier tome en semi-poche aux alentours de 2013). Je n’ai pas encore eu le bouquin entre les mains, mais je crois que l’histoire ressemble beaucoup à celle du grand format. Étonnant, non ?
Samantha Shannon, Le Masque tombe (The Mask Falling), éditions De Saxus.
Il est pas très joli à voir, mais il est bien pratique, je te montrerai !
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