Pour bien commencer l’année, cette grosse petite nouveauté parue à l’instant chez PKJ (je te l’avais annoncée dans mon bilan, ce n’est donc pas la surprise du siècle). Je dis grosse petite, car le bouquin fait quand même 450 pages, mais il contient trois tomes distincts (qui se suivent, néanmoins). L’éditeur annonce à partir de 11 ans. Je n’ai pas souvent l’occasion de traduire pour cette classe d’âge, et je le déplore, car mon aîné est concerné en plein, et c’est toujours un plaisir de le voir dévorer des bouquins que j’ai traduits. En l’occurrence, il était hyper content de lire mon premier jet imprimé, et tout ce que je peux te dire, c’est qu’il a adoré !
Ça change quoi, cette tranche d’âge ?
En vrai, pas grand-chose : sauf consigne expresse de l’éditeur (ce qui n’a pas été le cas ici), j’aborde généralement tous les textes de la même manière, c’est-à-dire non pas en me demandant quelle est la cible (ce n’est pas mon job), mais en me demandant comment rester le plus fidèle possible au texte d’origine – qui lui-même peut, ou pas, avoir été « calibré » pour tel ou tel lectorat. Ainsi donc, je n’hésite pas à employer du vocabulaire pointu (sans toutefois changer de registre par rapport à la VO) ou des constructions un peu exigeantes pour conserver une certaine qualité littéraire (certains éditeurs voudront au contraire simplifier au maximum pour s’assurer que la lecture reste fluide aux lecteurs de tous niveaux ; je n’ai pas d’avis tranché sur la question, mais tant qu’on me laisse choisir, ce n’est pas cette direction que je préfère emprunter). Cela ne m’empêche pas de me poser un certain nombre de questions en tentant de me mettre à la place du lecteur (ce qui m’est d’autant plus facile avec un cobaye à la maison).
En l’occurrence, je me suis longuement interrogé sur le temps à employer, en effectuant des essais au présent et au passé. En me plongeant dans la littérature du fiston, j’ai eu confirmation que les récits à la première personne et au passé simple existaient bien pour la jeunesse (c’est le cas dans L’Épouvanteur, par exemple, même si le lectorat est sans doute plus âgé). Comme c’était le temps qui me plaisait le plus sur mes petits bouts d’essai, je suis parti là-dessus, tout en évitant notamment l’usage des subjonctifs imparfaits, que j’aime bien glisser dans les textes plus littéraires (lorsqu’ils s’y prêtent).
Idem pour les unités de mesure : en fantaisie adulte, j’ai tendance à conserver les unités médiévalisantes (les pieds, les pouces et autres lieues), mais les centimètres me semblent convenir tout à fait dans un livre pour enfants/jeunes ados (ce n’est pas anachronique à proprement parler, puisque ce monde n’existe pas, et c’est beaucoup plus clair à la lecture).
Petit florilège d’autres difficultés
Le côté fille à la première personne peut parfois être délicat à appréhender (mais plus pour les accords que pour la manière de s’exprimer, car le personnage n’est pas particulièrement genré : on a affaire à une orpheline recueillie par une école d’assassins, pas par une princesse élevée dans la haute société). Ce point-là est souvent moins gênant à la troisième personne, car le pronom est alors marqué, mais quand on est habitué à associer le « je » au masculin, cela reste toujours un exercice de jonglage et on n’est pas à l’abri d’un écart. C’est toutefois une rigueur dont j’ai pris l’habitude avec Bone Season ou Éducation meurtrière, qui m’occupent pas mal en ce moment. J’imagine que les auteurs d’œuvre première rencontrent le même souci, tout comme les autrices dans l’autre sens.
D’autre part, on apprend dès les premières pages que l’héroïne est borgne, j’ai donc tenté d’être particulièrement vigilant avec les expressions qui concernent les yeux (garder les yeux ouverts, jeter un œil, avoir l’œil…). J’ai d’ailleurs failli commettre une boulette dans ce genre (je crois qu’elle figure dans la VO, mais je n’arrive pas à remettre le doigt dessus – ce que je ne ferais pas dire à un personnage amputé des deux bras, ou alors pas sans volonté affirmée derrière).
Habituellement, je m’efforce de rendre les dialogues aussi oraux (et donc naturels) que possible ; ici, pourtant, j’ai très souvent conservé l’inversion sujet-verbe dans les questions, justement car l’anglais a tendance à bien les formuler et à ne pas trop oraliser – peut-être parce que l’ouvrage vise un jeune public et qu’il convient de poser les bases, peut-être aussi parce que le langage est relativement châtié (on ne trouve, en tout cas, pas d’argot, d’insultes, de propos trop agressifs, etc.).
Bref, les questions à se poser sont innombrables, quel que soit le registre du texte, je crois que c’est ce qui me plaît tellement dans ce métier.
Mais de quoi ça cause ?
Tu me connais, je n’aime pas divulgâcher. En l’occurrence, sans même lire la quatrième de couverture, tu peux aisément deviner, toi qui es attentif aux détails, qu’il sera sans doute question de dragons (d’un dragon ?) et d’assassins (un assassin) ? Et sur l’illustration, tu peux te rendre assez facilement compte que l’assassin en question a un bandeau sur l’œil, tout porte à croire qu’il est donc borgne. Enfin, le titre du tome révèle son prénom, a priori féminin, ce qui confirme l’impression que peut donner la silhouette du personnage en couverture.
Après, je peux te livrer quelques détails supplémentaires pour assouvir ton insatiable curiosité, mais je te préviens, ça spoile un (tout petit) peu : sache donc que Carmen est une brillante élève (dans une école réservée aux assassins en devenir), que son handicap pénalise néanmoins (au point de mettre sa future carrière d’assassin en péril). Il se trouve également qu’elle a un frère jumeau, tout aussi talentueux qu’elle, mais un peu plus retors, ne t’étonne donc pas si tu sens une certaine rivalité s’installer entre eux. Je n’en dirai pas plus, mais je pense que tu as là suffisamment d’ingrédients pour savoir si ce titre peut te plaire (ou plaire à ta progéniture).
Question subsidiaire
Mais d’ailleurs, si Carmen est une fille, ne faudrait-il pas féminiser assassin ? Tu n’imagines pas le temps que j’ai passé à me creuser la tête sur cette question. Selon les dicos, le substantif au féminin est rare, voire fautif (l’adjectif, ça passe). Le Robert, par exemple, ne l’emploie qu’au masculin, et donne les exemples suivants : L’assassin était une femme. Elle est un assassin. Le Larousse est d’accord avec lui, mais précise que « meurtrière » est plus fréquent dans ce cas (mais il ne me satisfaisait pas du tout dans le cadre de l’école, et je trouve qu’il y a forcément quelque chose de cruel dans le meurtre, alors que l’assassinat peut être associé à une forme d’art ; je ne suis pas certain que cette distinction existe autrement que dans ma tête). Le Littré est aussi pour le masculin (sans grande surprise). Le TLFI précise que le féminin est rare et littéraire (c’est plus le côté rare que le côté littéraire qui m’a freiné en l’occurrence). Si l’auteur transmettait des messages féministes et militants, je l’aurais suivi sans problème (en ajoutant un e final), comme je le fais par exemple avec Samantha Shannon. Mais en prenant de moi-même l’initiative de le faire, j’aurais trahi son propos (pas forcément sa pensée, attention). « Dans le doute, abstiens-toi », donc je me suis abstenu.

Dragon Assassin – 1 – Carmen et le Dragon (Dragon Assassin, 1 – Twin Fury ; 2 – Shadow Hunter ; 3 – Dark Wings), Arthur Slade, PKJ