Il paie pas de mine, ce « you », et même les pires anglophobes ont tendance à le comprendre. Pourtant, à traduire, ça peut être une gageure. Ça en fait l’une des questions qui reviennent de façon quasi systématique : quels rapports entretiennent les personnages au cours d’un roman, et donc comment trancher entre « tu » et « vous » ? Il arrive que les dialogues ou la situation imposent une solution, mais parfois (souvent, même ; presque tout le temps, en fait) la décision ne coule pas de source. Et dans ce cas-là, comment qu’on tranche ?

Déjà, il y a une question de contexte : si le texte se déroule au xxie siècle et que les protagonistes nous ressemblent (en âge, situation sociale, caractère, etc.), on peut imaginer qu’ils réagissent comme nous. C’est la configuration idéale (qui n’arrive donc jamais). Si la scène se déroule dans les années 1960 (cf. Loveday & Ryder, for instance) et qu’on n’a soi-même pas connu cette décennie-là, il est possible de se tourner vers ses aînés et d’essayer de se projeter (quel milieu social ? quel lien entre les protagonistes ? etc.). Pour les époques plus lointaines, on peut s’inspirer des séries (les sous-titres de Peaky Blinders ou Downtown Abbey me servent souvent de points de référence), de ce que l’on sait (même s’il faut accepter parfois de sacrifier la réalité historique pour s’adapter au style de l’auteur), de ce que l’on sent… Le feeling est un très bon outil, malheureusement pas toujours fiable.


Pour le reste, j’ai une méthode tout à fait faillible et muable : s’ils sont jeunes (définir jeunes) les personnages se tutoient entre eux et vouvoient les vieux qu’ils ne connaissent pas. S’ils sont mi-jeunes (définir mi-jeunes), ils tutoient les jeunes, ils jouent au ni-tu ni-vous avec ceux de leur âge, et vouvoient les vieux. S’ils sont vieux (ceux qui ne sont ni jeunes ni mi-jeunes, voir définitions ci-dessus), ils vont tutoyer les jeunes, ça va dépendre avec les mi-jeunes, et ils vont vouvoyer les vieux, sauf s’ils les connaissent bien. Et puis il y a ces milieux où les codes diffèrent. Ainsi, les barmen vont tutoyer tout le monde, les aristos vouvoyer tout le monde, les muets ça va à peu près (cette blague est nulle, mais au fond pas inintéressante : je n’ai jamais lu de dialogue retranscrit en langue des signes, ça doit pourtant bien exister dans la littérature. Du coup, le jour prochain où le karma m’en présentera un pour me punir de ce trait d’humour raté, j’écumerai sans doute les forums ou contacterai des associations pour m’assurer que l’étiquette est bien la même – ou pas -, et m’adapterai le cas échéant).

(c) William Alexander
Ce que je déteste le plus, c’est le cas de figure où notre héroïne rencontre quelqu’un qu’elle va vouvoyer. S’ils se rapprochent et sont au pire mi-jeunes, ils vont fatalement ou presque finir par se tutoyer, mais quel est l’élément déclencheur ? 35383773. En réalité, ça fonctionne aussi avec quelqu’un qui n’est pas l’héroïne, mais cette nouvelle plaisanterie tout aussi nulle que la précédente serait tombée à l’eau comme un smartphone consulté dans son jacuzzi (car à l’instar de tous les traducteurs dignes de ce nom, je possède mon propre jacuzzi). Donc certes, c’est pas mal s’ils couchent, car ça permet de régler le problème assez facilement, sans avoir besoin de se justifier par une surtraduction souvent lourdingue (« Tu as été formidable », mentit-elle en passant sans vergogne au tutoiement parce que bon quand même). Le changement de registre peut aussi se produire dans le feu de l’action, quand les esprits s’échauffent et que le coup de boule part sans prévenir. Dans ces circonstances, un « Viens te battre » semblera souvent plus naturel qu’un « Cessez de me chercher querelle, ou gare » (encore que). Ou pendant un interrogatoire de police, quand le bad cop va s’atteler à mettre les points sur les i (ou dans la gueule du suspect). Dans ces deux derniers cas, le vouvoiement pourra d’ailleurs tout à faire revenir plus tard, devant une bonne tasse de thé. (Ça vaut aussi pour les amants du dessus, quand ils se re-rencontrent en présence de leurs conjoints légitimes.) En vrai, je retire ce que j’ai dit, c’est ça que je déteste le plus : passer de l’un à l’autre et re à l’un sans que le lecteur attentif se dise qu’on a manqué de cohérence et sans expliquer ses choix de manière outrancière.

J’ai un peu rencontré tous les cas de figure (ceux où c’est vous tout le temps et avec tout le monde because la royauté, ceux où c’est tu en privé mais vous en public, tu dans l’intimité et vous pour les cérémonies officielles, tu d’un côté et vous de l’autre, et même ceux où des extraterrestres communiquent avec les humains par phéromones interposés et où le distinguo ne tient par la route [coucou Paolini]), et ma conclusion est donc que ma méthode est bardée d’exceptions. D’où l’importance de tenir à jour un tableau recensant les personnages, ça évite de se retrouver à vérifier chaque occurrence de dialogue. Ça peut vite devenir rigolo dans le cas d’une série aux nombreux intervenants, même si certains ne se parlent qu’une fois tous les trois tomes (petit exemple pris à la fin du T3 de Bone Season, où on atteint presque les 80 personnages).

Si vous pensez à d’autres possibilités ou si vous avez des exemples de roman où le choix était bien lourdingue ou invraisemblable, je serais curieux de les lire ! Et si vous avez d’autres méthodes ou d’autres moments clés pour basculer du vous ou tout, je suis preneur. C’est en tout cas l’un des cas de figure où je me dis que les IA auront du mal à remplacer les traducteurs humains.
Traduire le « you »
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4 commentaires sur « On peut se tutoyer ? (Traduire le « you ») »