Blackwater – 1 – La Crue

Blackwater – La Crue (The Flood), Michael McDowell (trad. Yoko Latour avec la participation de Hélène Charrier), Monsieur Toussaint Louverture

Il y avait longtemps que je n’avais pas lu de fantastique, mais là, j’ai craqué. Je ne savais rien ou presque de l’auteur, à part qu’il avait écrit Beetlejuice. Et j’avoue, je suis faible : je suis habituellement assez insensible au marketing, mais je tombe régulièrement dans le panneau avec Monsieur Toussaint Louverture, qui figure probablement dans le top 3 de mes éditeurs préférés (un des deux seuls dont j’achète les bouquins sur la maison avant tout le reste). Et il se trouve que je n’ai encore jamais été déçu, ni par les romans graphiques (Moi, ce que j’aime, c’est les monstres ou Du sang sur les mains) ni par les romans tout court (Karoo, Watership Down ou les Anne Shirley, par exemple). La façon, les couv, le papier, les dossiers de presse, la manière de présenter l’achevé d’imprimer, le soin apporté aux détails… tout me fascine chez MTL.

En l’occurrence, pour un bouquin de poche, j’ai rarement vu un boulot pareil. Et j’aime beaucoup le côté feuilleton (un tome tous les quinze jours, c’est quand même vachement moins pénible qu’une nouveauté par an). Bref, sitôt achevé le premier, et avant même d’avoir entamé le deuxième, j’ai (pré)commandé les 4 derniers (le 6e sort le 17 juin).

Mais de quoi ça cause ?

Oui, parce qu’il m’arrive d’acheter des bouquins parce que je les trouve beaux, alors que je n’ai absolument aucune intention de les lire (ou que je sais d’avance que je ne trouverai pas le temps de m’y plonger), ce qui n’était pas le cas ici. On est donc en 1919, dans un bled de l’Alabama, et on entre dans l’histoire au moment de la décrue, alors que la ville est encore submergée par les flots, mais que le déluge s’est calmé. Les dégâts sont considérables, certaines entreprises au bord de la faillite, les victimes nombreuses.

Une jeune femme est retrouvée miraculeusement vivante dans une chambre d’hôtel par un riche propriétaire du coin et l’homme noir « employé par les Caskey depuis ses huit ans », pour servir d’abord de « compagnon de jeu », puis de « garçon de courses » et de « jardinier en chef » (je précise tout ça pour mettre en relief le contexte historique dont je reparle plus tard). Cette femme a tout perdu ou presque dans l’inondation, et n’a pour ainsi dire plus de passé. Son arrivée dans les hauteurs voisines va être accueillie avec plus ou moins d’enthousiasme selon les familles (ou au sein des familles).

Là où l’écriture est habile, c’est que le roman est jalonné d’un certain nombre d’éléments surnaturels que les plus rationnels pourraient presque mettre sur le compte du hasard ou de la coïncidence étrange. Moi qui suis souvent rebuté par le fantastique justement parce qu’il est trop marqué ou peu crédible, j’y ai tout à fait trouvé mon compte. Les personnages sont un peu caricaturaux, mais le texte étant bref, on ne leur demande de toute façon pas une très grande profondeur. Enfin, je ne qualifierais pas ce roman de drôle, mais il est teinté d’un profond cynisme assez réjouissant. Bref, si je devais lui donner une note, elle serait excellente (mais comme je n’aime pas donner des notes, je la laisse à ta libre interprétation).

Un mot sur la trad

L’autre point concerne la manière dont s’expriment les domestiques, d’anciens esclaves affranchis pour certains. C’est une question qui m’intéresse d’autant plus que j’ai été confronté à cette problématique dans Eltonsbrody. Les accents concernés sont à la fois (et entre autres) le fruit d’une forme d’acculturation forcée (et pour cause) et d’un manque d’éducation (et pour cause encore). Je n’ai pas eu l’occasion de consulter la VO, mais je miserais un petit billet de Monopoly sur le fait que la version originale (The Flood) abonde en mots tronqués, déformés, mal articulés, et que l’accent de ces personnes noires se « lit ». Ce n’est – je trouve – pas énormément le cas dans La Crue, à quelques « mam’selle » ou négations omises près. J’avais usé des mêmes artifices dans Eltonsbrody, mais de façon plus fréquente, et en ajoutant quelques fautes de conjugaison pour rendre celles qui existaient en VO, avec toujours la crainte d’en faire un peu trop, ce qui n’est clairement pas le cas ici (mais peut-être tombe-t-on dans l’excès inverse ?). D’un autre côté, Mittelholzer a essayé de rendre ces accents en 1960, McDowell en 1983, il est probable que les façons de faire aient évolué entre les deux périodes, d’autant que le mouvement des droits civiques est passé par-là entre-temps (on « pardonne » – difficilement quand même – à Hergé certaines expressions qui ne passeraient plus du tout 90 ans après Tintin au Congo).

Je précise un peu plus haut que les personnes concernées sont noires, car je miserais un autre petit billet (de Bonne Paye cette fois, car je suis moins sûr de moi) sur le fait que le terme « nigger » (ou autre N-word approchant) apparaît en anglais, même s’il n’était déjà plus admissible en 1983. Mais l’histoire se déroulant dans l’entre-deux-guerres, dans une partie raciste de l’Amérique encore marquée par les années d’esclavage (d’ailleurs, les domestiques semblent un peu mieux traités que leurs ancêtres asservis, mais la différence de caste reste très prononcée dans le roman), je serais très surpris que l’auteur de l’œuvre première ne l’ait pas employé (sans que cela fasse de lui quelqu’un de raciste). En ce sens, je trouve qu’il aurait renforcé la crédibilité (disons l’ancrage dans le contexte) du récit en français. En revanche, si McDowell a lui-même choisi de ne pas l’utiliser, il est tout à fait logique qu’il ne figure pas non plus dans la VF. C’est évidemment un débat impossible à trancher, qui reste à l’appréciation de chacun et chacune (auteurices comme traducteurices, éditeurices comme lecteurices). Et, quelle que soit la décision prise au bout du compte, les critiques pleuvront d’un côté ou de l’autre (parfois des deux). Je n’irai donc pas affirmer que telle solution est meilleure qu’une autre, mais cela fait partie des questions que le métier nous impose de nous poser quotidiennement, et il me semblait important de mettre un petit coup de projecteur dessus. Ça n’enlève rien à tout le bien que je pense de cette trad et de ce roman.

(c) Pedro Oyarbide et Monsieur Toussaint Louverture

2 commentaires sur « Blackwater – 1 – La Crue »

  1. Bonsoir, je découvre ton blog.. et quel bonheur d’avoir aussi l’avis d’un traducteur ! tellement de retour de lecture sont mitigés à cause de la traduction non comprise (point de vue lecteur) ou non exécutée correctement (du traducteur). Cela remet les choses à leur place. Merci, je reviendrai 🙂

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    1. Merci ! Pour les romans que j’ai traduits, j’essaie de mettre en lumière ce qui a pu me mettre en difficulté et pourquoi. Pour ceux que je n’ai pas traduits, j’essaie de deviner ce qui aurait pu me mettre en difficulté (sans disposer de la VO la plupart du temps, donc c’est vraiment du ressenti), d’analyser certains choix effectués et d’expliquer pourquoi j’aurais procédé différemment le cas échéant (ce qui ne veut pas dire « mieux »). En l’occurrence, j’ai peur de donner l’impression de critiquer alors que je suis très admiratif du travail effectué sur ce texte.

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