Le français est une langue plus « foisonnante » que l’anglais, à savoir qu’une traduction en français sera, en moyenne, 15 à 20% plus longue qu’un texte original dans la langue de Shakespeare. La preuve en est : Guillaume Secouelapoire nécessite 23 caractères espace comprise, alors que William Shakespeare en compte 19, soit une augmentation d’environ 20%, CQFD(T, pour les syndicalistes). C’est d’ailleurs pour cette raison que nous (traducteurs) sommes généralement payés au nombre de feuillets rendus, et pas à la quantité de mots en VO. Certains éditeurs partent néanmoins de cette base-là pour calculer ta rémunération, libre à toi d’accepter ces conditions ou non. Il faut simplement avoir conscience que, si ces 20% manquants ne sont pas ajoutés au tarif au feuillet, tu acceptes d’en faire cadeau à ton éditeur.
De l’importance du foisonnement
Cahier de vacances de mathématiques : soit un texte source anglais de 500 000 signes. Le texte cible français comptera donc 500 000×1,2=600 000 signes, soit 400 feuillets (600 000/1500, en partant du principe que tous tes feuillets font 1500 signes, alors qu’ils tournent généralement plutôt autour de 1300 signes, je te renvoie au kit de démarrage de l’ATLF pour ça). Bref, 400 feuillets à 20€ (pour partir du tarif moyen constaté par l’ATLF), cela te donne une rémunération de 8000€. Si ton éditeur part du calibrage d’origine, tu n’auras selon lui à traduire que 500 000/1500=334 feuillets (parce qu’il te fait la grâce de l’arrondir au supérieur), soit 6680€. Il devrait donc te payer 20×1,2=24€/feuillet pour que la rémunération soit identique. Encore une fois, libre à toi d’accepter ou de refuser ces conditions, et ça ne fait pas de ces éditeurs-là des truands, puisque tout est clairement indiqué au contrat, mais il est bon d’en mesurer les conséquences. Si un tel éditeur ne te propose que 12€ du feuillet anglais, sache que ta rémunération réelle (4008€) sera donc deux fois moins importante que la moyenne constatée par l’ATLF (sans compter la perte liée à la différence entre feuillet dactylographié et tranche informatique).
La mesure du feuillet
Cette unité de mesure (le feuillet) est un vestige du temps d’avant Bill Gates (10 signes espaces comprises, Guigui Portes = 13 signes, ça foisonne sec). À l’époque, il était évidemment fastidieux de connaître le nombre exact de signes d’un document, on partait donc d’un calibrage standard de 25 lignes x 60 signes, blancs et espaces compris. Chaque ligne, même creuse, et chaque feuillet entamé étant dus, les 1500 signes n’étaient jamais atteints ou presque. Aujourd’hui, pour s’épargner les éternelles querelles (fondées et légitimes) sur le calcul du feuillet, de plus en plus d’éditeurs partent du comptage informatique et ajoutent un pourcentage (souvent autour de 15 ou 20%), ce qui me semble très sain. Le mieux serait encore selon moi de payer aux 1000 signes (comme pour la composition ou la correction), et de déterminer empiriquement le prix de la tranche pour obtenir une rémunération équivalente, mais cet avis ne semble pas partagé pour des raisons que j’ignore.
Défoisonnement
Or donc, je viens récemment de passer en revue le fichier de l’une de mes trads, relue par l’éditrice concernée. En dépit de l’avertissement reçu par email (« Ne prenez pas peur si c’est très rouge, j’ai pris un certain nombre de libertés avec la VO, notamment pour corriger des répétitions, des incohérences qui subsistaient et des longueurs »), j’ai été saisi d’un court instant de panique en constatant l’ampleur du travail effectué, avant de me rendre compte que ma traduction n’était pas pour autant bonne à jeter.
À mon sens, il s’agit là d’une conséquence du système à l’anglo-saxonne, où l’agent de l’auteur va se charger (parfois mal, voire pas du tout) du travail d’édition, laissant à la maison d’édition d’origine le soin de publier le texte, guère plus. D’ailleurs, nous n’avons en français qu’un seul mot (éditeur), là où l’anglais en compte deux (editor et publishor), preuve que les deux métiers sont très distincts outre-Manche et surtout -Atlantique. En conséquence, l’éditeur français se lance souvent dans un travail d’édition qui devrait déjà avoir été réalisé.
Par ailleurs, de plus en plus d’auteurs se lancent dans l’écriture après l’obtention d’un diplôme de « creative writing », une écriture qui n’est finalement plus tellement créative, car on y apprend des techniques que l’on retrouve, au mot près, d’un bouquin à l’autre (je me souviens de deux bouquins traduits successivement, de deux autrices différentes, dont les protagonistes avaient le même prénom et où deux des personnages principaux souffraient de la même tumeur au cerveau) – le style en pâtit donc souvent (parfois au profit de l’histoire, mais pas toujours). D’expérience, cela me semble particulièrement vrai dans le domaine de la littérature pour « jeunes adultes » (le YA, quoi), où les trucs écrits avec les pieds se comptent à la pelle, au détriment des pépites qu’on trouve également dans le genre à condition de fouiller un peu. Le pire, c’est que ça peut bien vite gâcher une histoire par ailleurs formidable. En lisant le texte en français, difficile de déterminer qui de l’auteur ou du traducteur est coupable de quoi. Si c’est excellent, c’est souvent grâce aux deux (car une trad indigne peut très vite tuer un texte) ; si c’est très mauvais, le traducteur peut parfois être le seul coupable (avec son éditeur français), mais il ne peut pas non plus faire des miracles pour récupérer une VO au style catastrophique.
Ainsi donc, on se retrouve souvent à traduire des bouquins où les protagonistes hochent la tête toutes les deux phrases, « disent » à chaque réplique de dialogue et pensent bien à se lever de leur chaise et à marcher pour aller ouvrir la porte, afin que le lecteur un peu limité ne s’imagine pas subitement que son héros préféré s’est laissé pousser des bras de neuf mètres (ce qui peut arriver quelquefois, auquel cas il n’est pas forcément inutile de le préciser ; prenons le cas de M. Chatouille, par exemple) (alors qu’un personnage attablé en français ira souvent ouvrir, tout simplement).

Avec l’expérience, j’ai appris à élaguer les incises ou redondances qui n’apportent rien (par exemple, un « dit-elle » en incise au milieu d’un dialogue, alors qu’on sait bien que c’est elle qui parle et que, manifestement, elle vient de le dire). Je n’ai jamais fait le compte de ce que cela pouvait représenter au final, mais comme il s’agit de deux mots par-ci par-là, ça ne va pas chercher très loin. On peut aussi trouver des « “Oui”, acquiesça-t-il en hochant la tête ». « Un “oui” aurait suffi », aurait alors répondu ma prof de maths de première dont le nom m’échappe (de mémoire, il ressemblait à celui de ma prof de français, à une lettre près, mais du coup c’était peut-être plutôt en seconde, vu que j’avais M. Fournier en français l’année du bac). Sauf évidemment si on a affaire à un tétraplégique qui retrouve justement l’usage de ses cervicales, auquel cas le hochement de tête peut avoir son importance, mais c’est assez rare. Mine de rien, ça fait 35 signes en moins. Quand c’est 2 fois par page sur 300 pages, c’est 21 000 signes, soit quand même 14 feuillets que je m’autosucre. Évidemment j’exagère, ce n’est jamais dans ces proportions-là (encore que), mais dans l’idée, ça s’en rapproche.
En l’occurrence, sur le texte dont il est question, j’ai procédé comme d’habitude, tout en veillant à ne pas dénaturer le texte, et donc à ne rien supprimer qui apporte une information. Et là, stupeur et tremblements (ou vague étonnement et haussement de sourcils, pour rester proche de la réalité), je constate que mes 435453 signes rendus se sont transformés en 401276, soit pas loin de 8% en moins. Du coup, entre le premier élagage effectué par mes soins et le second dû à la relecture, le taux de foisonnement chute considérablement. Si j’en crois la conversion en Word de mon fichier .pdf, la VO comptait 409404 signes, j’étais donc à peine à 7% de foisonnement, et on passerait à un taux négatif après la révision. Pour le coup, cela m’étonne quand même un peu.
Petite réflexion sur le défoisonnement
En tant que traducteur, il m’arrive parfois d’avoir envie de tailler dans le vif, de souffler parce que c’est lourdingue, d’indiquer en commentaire qu’il s’agit d’une quatrième redite et qu’on pourrait peut-être couper à cet endroit-là. Mais à l’exception des inutilités réelles et avérées (qui relèvent presque de la différence culturelle, et donc du rôle du traducteur) du type de celles mentionnées plus haut, je me contente de suggérer : sauf cas exceptionnel, il ne m’incombe pas de trancher. Au contraire, même, je me dois de respecter le texte d’origine et ne peux déontologiquement pas me permettre de telles initiatives. Je n’ai en revanche aucune obligation d’aimer ce que je traduis ni de trouver ça bon, et rien ne m’empêche de signaler des pistes d’amélioration le cas échéant. En l’occurrence, il se trouve que le texte concerné ne m’a pas déplu, loin de là, j’ai même pris beaucoup de plaisir à le traduire ; toutefois, force est de constater que la VF gagnera en efficacité par rapport à la VO par suite de ce travail éditorial.