[Comme je t’aime bien, je préfère te prévenir, c’est un peu long. Et j’eus su coder un sommaire sur WordPress, mais n’ai pas tellement le courage ni le temps de me replonger dedans, alors dans ma grande mansuétude je te mets des intertitres en gras sans lien pour cliquer dessus, c’est déjà ça.]
1. Le contexte
Quitter la région parisienne et faire une croix sans doute définitive sur le métier d’éditeur a été pour moi une décision relativement facile à prendre pour une raison très simple : je voulais « rentrer chez moi » et échapper à la folie citadine pour profiter des joies de la campagne. Huit ans après, je ne regrette pas un instant, même si certaines choses me manquent (le cinéma en VO à deux pas de chez moi, par exemple). Toutefois, alors que la prospection entreprise ces derniers mois se soldait par une succession d’échecs, j’ai commencé à percevoir le revers de la médaille et l’isolement professionnel grandissant (il s’avère finalement que, loi de Murphy aidant, j’ai reçu plusieurs sollicitations depuis, et toutes pour les mêmes échéances, sinon ça manque de fun). Bon, comme j’avais encore un peu de visibilité et que, malgré tout, je ne serais pas prêt à faire machine arrière, ce n’était pas non plus panique à bord, mais je sentais mon projet révolutionnaire de réorientation professionnelle se préciser plus tôt que prévu.
Il faut dire que, si je n’ai pas du tout subi le premier effet covid (celui qu’ont enduré les libraires, par exemple, avec la fermeture des commerces non indispensables dont on n’aurait jamais cru qu’elle puisse survenir, et dont on peine déjà à croire qu’elle ait pu exister tant ça semble invraisemblable), j’ai un peu pris dans la tronche le contrecoup : entre les offices décalés par suite des vagues successives de pandémie et les pénuries de papier, les éditeurs ont dû pas mal chambouler leurs programmes, et certains projets aboutis ou presque sommeillent encore dans les tiroirs, ce qui retarde le reste de la prod d’autant (c’est du moins comme ça que je me rassure, si ça se trouve c’est juste que l’heure est venue d’ouvrir cette célèbre cave/crèmerie/librairie/magasin de jeux (sans trop de clients si possible, parce qu’on ne se refait pas), objet révolutionnaire de réorientation susmentionné. Le concept : tu commandes un plateau de fromages et le pif qui va avec, et pendant que je te le prépare tu prends un bouquin ou tu fais une partie de Puissance 4. En vrai, il n’y aura pas que du Puissance 4, mais tu as compris le principe. C’est le genre de boutique hyper pas rentable où tu passes ton temps à picoler et jouer avec les clients, mais comme le but c’est qu’il n’y en ait pas trop non plus, ça me laissera le temps de traduire ou d’écrire à côté, malin. Mais pardonne-moi, je digresse (« graisse »)).
Tout ça pour dire que ma vie de traducteur à la campagne avait pour but d’être tranquille et de me permettre de me consacrer à rester chez moi pour bosser ; pourtant, je me suis bien malgré moi retrouvé assailli par une succession d’événements extraordinaires (que beaucoup de personnes appelleraient leur quotidien), que j’ai décidé d’intituler très sobrement :
2. Mes semaines en enfer

J’aurais dû te prévenir plus tôt pour t’épargner la lecture fastidieuse des paragraphes précédents, mais ils n’étaient pas spécialement indispensables à la bonne compréhension de ce billet (qui n’est lui-même pas très indispensable. D’ailleurs, à ta place, je crois que j’arrêterais ma lecture ici ; perso, c’est ce que je vais faire).
Or donc, outre quelques soucis de santé qui n’ont rien à voir avec mon activité de traducteur (encore que, je pourrais t’expliquer comme il est rigolo d’essayer de communiquer avec Ameli et d’obtenir un arrêt de travail quand on est « artiste-auteur soumis au régime général de la sécurité sociale », mais j’attends déjà d’avoir réglé tous mes problèmes avec l’Urssaf avant de changer de motif de phobie administrative, sinon je ne vais pas m’en sortir), j’ai – pour des raisons qui m’échappent encore – accepté, voire sollicité, des rencontres et formations en tout genre. Et évidemment, tout est tombé en même temps, sinon c’est pas très rigolo. Au programme, donc : une rencontre en librairie, deux formations distinctes (une en visio, l’autre en présentielle À PARIS, c’était bien la peine d’en partir), et le passage (à Lyon, pour le coup) de Samantha Shannon et de l’équipe De Saxus, que je n’avais eu l’heur de rencontrer ni l’une ni l’autre. Le tout en quinze jours, s’il te plaît, soit la bagatelle de deux activités par semaine (je te rappelle qu’en tant que casanier misanthrope, c’est plutôt mon rythme biennal, et encore les années de rush).
Dans mon cas (désespéré), la moindre activité (surtout lorsqu’elle implique de sortir de chez moi) nécessite un bon mois de préparation mentale et d’insomnies (en fait, les insomnies font plutôt partie de mon quotidien, mais quand un événement de ce genre approche, il a tendance à venir les envahir et à les rendre un peu plus insupportables). Finalement, ce n’était pas plus mal de tout grouper, ça m’a empêché d’avoir une absence-de-sommeil de mauvaise qualité trop longue (par opposition à mes absences-de-sommeil de qualité médiocre habituelles).
2.1. La rencontre en librairie (et à Villeurbanne)

La première de ces rencontres a eu lieu aux Lettres à Croquer, une super librairie villeurbannaise que je ne connaissais pas, mais dont je te recommande chaudement la découverte si tu te trouves dans la même situation (sinon, je te félicite, tu as très bon goût). Mathilde et son équipe soutiennent apparemment depuis le début les éditions du Typhon, pour lesquelles j’ai eu le plaisir et l’honneur de traduire Eltonsbrody et Le Chef. À ce titre, Florian Torres, l’un des éditeurs, était invité pour un focus sur une de leurs deux collections (Les Hallucinés) ; pour l’accompagner, deux traducteurs de bouquins parus au catalogue (bibi, et l’éminente Florica Courriol, traductrice du roumain (et du français vers le roumain), et en l’occurrence de Zogru (Doina Rusti), dont je n’ai pas encore eu l’occasion de faire ma critique, mais qui devrait paraître ici sous peu (si la flemme me quitte)). Notre mission, puisque nous l’avions acceptée : parler de notre métier (et accessoirement répondre aux questions sur les bouquins qui nous concernaient). Et puisqu’on y passe l’essentiel de notre temps, c’est à vrai dire un sujet assez facile à développer, surtout quand l’auditoire est passionné de lecture (ce qui est souvent le cas lors des rencontres en librairie en pleine soirée). On a même pu aller manger un morceau entre éditeur et traducteurs (+ quelques proches triés sur le volet, comme le mari de Florica et les partageurs de vie de son collègue impressionné). L’occasion pour moi de confirmer ce que je savais déjà : traduire de l’anglais et traduire d’une langue dite rare sont deux activités pas tout à fait aussi différentes que le tennis et le badminton, mais pas loin – la forme des raquettes et du projectile varie, la taille du terrain aussi, et si le principe de base reste le même (renvoyer la baballe), les règles sont très différentes. En l’espèce, les traducteurs de langues « rares » (grosso modo, toutes les langues sauf l’anglais, avec l’espagnol, l’allemand voire l’italien qui jouent un peu sur les deux tableaux) font aussi bien souvent office d’agents, d’apporteurs de projets, de lecteurs, de conseillers éditoriaux, etc. On peut s’amuser à faire tout ça avec l’anglais aussi, mais le maillage est tel qu’à moins de connaître personnellement un auteur, il y a des chances que son projet ait déjà été présenté à un éditeur français avant même que tu en découvres l’existence. Par ailleurs, l’immense majorité des éditeurs ont un niveau d’anglais suffisant pour comprendre un texte et s’en faire une idée, ce qui est, avouons-le, beaucoup moins le cas pour le roumain ou le chinois. Bref, j’aurais adoré me plaindre de cette rencontre, mais ça m’est impossible parce que j’ai vraiment passé une très bonne soirée et appris plein de choses (cœur avec les doigts pour femme et enfants qui ont supporté avec une infinie sagesse les longs débats, surtout à une heure aussi avancée de la journée en pleine semaine et en sortant du travail/de l’école).
Du coup c’est un mauvais exemple, car cette activité était fun (quoique stressante). Mais attends, ça ne s’arrête pas là.
2.2. La formation en ligne (donc à la maison)

Le samedi qui a suivi cet éprouvant, mais passionnant, mardi : formation en ligne. Alors oui, tu vas me dire, c’est en ligne donc tu n’as pas besoin de sortir de chez toi. Peut-être, mais déjà il faut savoir que ça commence aux horreurs, vers les 9 h 30 (DU MATIN). En comptant les temps de transport, c’est quasi inhumain. Je dois bien avouer que je l’ai bien cherché, aussi, puisque je me suis inscrit tout seul avec mes petits doigts à cette formation que personne n’a eu le mauvais goût de m’imposer. C’est proposé par Aleph Écriture, c’est dirigé avec brio par Marianne Jaegle, et ça s’appelle « Écrire un roman ». En un mot comme en cent, plutôt que de te donner de mauvais conseils sur la manière dont aborder ton manuscrit, Marianne te confronte directement à ton sujet en t’imposant (disons te proposant, on n’est pas non plus au bagne) quelques petits exercices. Et figure-toi que ça marche du tonnerre : ça fait des années que je cumule des tas d’idées dont je ne sais pas quoi faire, et je viens de pondre 3 livres entiers en autant de séances ! C’est évidemment faux, n’empêche que ça m’a levé de nombreux blocages, et que j’arrive au fur et à mesure à développer mon synopsis, à rédiger des bouts de chapitre (voire des chapitres entiers), à avoir un début, un milieu et une fin, et une bonne idée de la manière dont remplir les trous. Ça t’oblige aussi à prendre le temps de t’y mettre, l’un des deux ingrédients qui me manquaient le plus. Et ça se déroule à distance, mais en visio et en groupe, et nous sommes une demi-douzaine à être confrontés aux mêmes galères et incertitudes. On partage donc nos bouts de textes (et nos angoisses), et mine de rien, être là pour les autres, ça aide vachement pour soi aussi. Bref, une formation formidable, dont j’aurai probablement l’occasion de te reparler bientôt (c’est sur 6 mois, avec 6 séances d’une journée, et il existe aussi une version en présentiel – malheureusement pas dans mon village). Le point positif, c’est que ça me donnera une nouvelle occasion de me plaindre, quand j’aurai un manuscrit abouti dont personne ne voudra.
Bon, du coup, c’était pas si affreux que ça, bien au contraire. Sauf que ça ne s’arrête pas là :
2.3. La formation en présentiel (et à Paris)

Pas plus tard que le lendemain (un dimanche d’élection, qui plus est), départ en milieu d’aprèm pour se rendre à la ville (la grande en plus, pas la petite d’à côté). Bon, par chance, le train n’a pas de retard, je suis récupéré à la gare par une talentueuse quoique caractérielle fabricante, et la chambre d’hôtel est bien réservée. Un resto et des verres pour oublier les résultats plus tard, je suis fin prêt à affronter la dure épreuve de mes deux jours de formation à la SGDL intitulée « Introduction à l’état d’écrivain » (je crois). En réalité, il y est question de tous les artistes-auteurs (écrivains, illustrateurs, scénaristes, traducteurs, etc.), et on y parle de tous les sujets qui fâchent ou qui ne fâchent pas (Urssaf, Agessa, Ircec, Sofia, contrats, relations éditeurs, chaîne du livre, diffusion/distribution, etc.). Si tu es toi-même artiste-auteur et que l’un de ces termes t’est étranger, précipite-toi, la formation est faite pour toi. Je pensais être rôdé à tout ça, mais j’ai quand même appris des tas de trucs. Et j’ai rencontré des tas de chouettes personnes, tant parmi mes coformés (scénaristes, traductrices, illustrateurices, écrivain(e)s…) que parmi les intervenants (juristes, auteurices, libraires, éditeurs…), le tout dans un hôtel de Massa éclairé au soleil printanier et aux jardins (de l’Observatoire) splendides. Pour ne rien gâcher, on y mange bien et tout le monde est sympa. Vraiment, si tu galères un peu à trouver ton chemin dans le dédale administratif de l’édition, ou si tu entretiens des relations compliquées avec l’un ou l’autre interlocuteur au quotidien, les personnes de la SGDL sont formidables de clarté et de compétence. Pour couronner le tout, j’ai même trouvé le moyen de me faire payer une côte de bœuf arrosée d’un Saint-Émilion grand cru et de quelques verres à confiote de calva dans l’entre-deux-jours (pas par la SGDL, hein), autant dire que le réveil du mardi a été un peu rude. Mais comme les intervenants étaient tous passionnants, je ne me suis même pas endormi. Côté enfer, c’est donc jusqu’à présent un échec sur toute la ligne : même le retour se déroule sans véritable accroc.
2.4. Rencontre éditeur et autrice en anglais dans le texte (et à Lyon)

Dernière chance samedi dernier, et cette fois, je compte bien mettre tous les atouts de mon côté : après être rentré à deux plombes du mat de ma soirée préreconversion hebdomadaire (le vendredi soir, je m’entraîne généralement à manger du fromage [en l’occurrence des crêpes, mais on n’a qu’à faire comme si] en buvant du pif – et du rhum – tout en jouant au Puissance 4), je m’extirpe une nouvelle fois du lit dès potron-minet pour emmener le grand au foot, et on enchaîne avec une nouvelle excursion à la ville (pas la capitale nationale, cette fois, seulement celle de région). Direction, la Fnac Bellecour, soit, pour un agoraphobe, l’un des pires magasins de l’univers à fréquenter un samedi après-midi de week-end de Pâques d’entre-deux-tours, le premier de l’année où il fait beau, situé rue de la République, à Lyon, soit l’une des pires rues piétonnes de l’univers à fréquenter un samedi après-midi de week-end de Pâques d’entre-deux-tours, le premier de l’année où il fait beau. On arrive malheureusement trop tard pour y croiser Thibaud (éditeur poche et néanmoins ami, qui a eu le bon goût de reprendre les titres de Samantha Shannon chez J’ai lu), mais Sam (éditeur De Saxus qui m’occupe 60 % de mon temps depuis 3 ans, mais que je n’avais jamais rencontré) est bien là, en compagnie de Volodymyr (talentueux DA de DS) et de Tatiana (pétillante chargée de relations libraires). Et bien sûr de Samantha, cachée derrière une montagne de bouquins à dédicacer, de quoi choper un sacré tennis-elbow du poignet (en l’occurrence, elle reconnaîtra avoir un peu mal à l’épaule, CQFDT). Je résume donc : nuit très courte, activité sportive subie, périple familial en pleine jungle urbaine pour un deuxième week-end de boulot consécutif, avec des inconnus, et le tout en anglais (je sais, c’est un peu mon métier, mais je préfère de très loin l’écrit à l’oral, même en français, et la version au thème ; et comme je n’ai pas eu l’occasion d’articuler deux mots en grand-breton depuis plus de deux ans, crise sanitaire oblige, ben c’est pas de tout repos). Cette fois, c’est sûr, l’apocalypse était now. Sauf que non : les desaxiens sont adorables, chambreurs juste comme il faut, et Samantha aussi abordable qu’intéressante. Du coup, en guise d’après-midi infernal, on passe un super moment qui se prolonge tard dans la soirée, entourés de gens drôles et passionnants (encore une fois, cœur avec les doigts sur la familia, adorable comme jamais). Même le serveur du resto n’arrivera pas, malgré tous ses efforts, à tout foutre en l’air. Caramba, encore raté.
Pour te dire à quel point l’échec est total, j’ai même recueilli un certain nombre de spoilers sur les prochains projets de Samantha, mais il faudra me torturer encore pire que P. dans Le… pour que je les révèle. N’essaie même pas, c’est non. Bon, à la rigueur, avec un bon plateau de fromages, de l’excellent vin et un Puissance 4 en hologramme, tu pourrais commencer à me fléchir, mais on risque de finir par ouvrir ensemble une boutique sans clients, je ne te le souhaite pas.
3. En conclusion
Le pire, dans tout ça, c’est que je n’ai passé que des super moments, à l’exception du temps perdu à angoisser avant chacun des événements. Et donc le pire du pire, c’est que je suis à deux doigts de repenser ma conception du métier comme un idyllique sacerdoce en ermitage à ne jamais rencontrer personne physiquement. Si ça se trouve, j’ai même aimé ça, c’est à deux doigts de m’angoisser. Pour te dire, je me suis même d’ores et déjà inscrit au niveau 2 de la formation SGDL, j’ai hâte d’avoir ma prochaine séance de formation en ligne et j’envisage même de me rendre au prochain festival du livre de Paris. Mais celui de l’année prochaine, hein, pas celui qui commence après-demain : ce n’est pas parce que j’ai adoré ces semaines en enfer que je ferais ça tous les jours.

Un avis sur « Une quinzaine en enfer »