Je viens de mettre un point final à la relecture d’une des traductions les plus complexes qui m’aient été confiées. Pourtant, elle ne payait pas de mine : comme d’habitude, j’ai rapidement parcouru le bouquin pour me faire une idée avant d’accepter le projet, sans rien déceler de particulier. Pour le coup, ça ne tient pas ni au style ni à l’histoire, mais au manque de travail éditorial accordé à la VO. En théorie, il ne m’incombait pas de faire ce boulot, puisqu’il ne s’agit pas de problèmes de traduction (même si les traducteurs et traductrices se retrouvent bien souvent mis en cause (notamment sur les réseaux sociaux) quand le texte est bancal, ce qui n’est pas toujours agréable). J’aurais donc pu me contenter de faire le job, traduire le texte, refiler la patate chaude à l’éditrice française (dont ce n’est à vrai dire pas le taf non plus – pas plus qu’aux correcteurs derrière –, puisque ce travail-là était censé avoir été réalisé en amont) et m’en laver les mains, mais ça n’aurait pas été très cool pour mes petits camarades venant après, ni pour les lecteurs.

Lors de l’achat des droits d’un titre, on se contente généralement de rapports de lecture, voire d’une lecture personnelle (assez rapide) quand on maîtrise la langue d’origine, puisqu’il est difficile (impossible ?) de lire méticuleusement tous les romans qui nous sont proposés (en tout cas, je n’y suis jamais parvenu à l’époque où c’était mon métier – je te parle d’un temps que les moins de vingt ans ne pourront bientôt plus connaître). Ces lectures permettent de se faire une opinion très précise sur la qualité d’un texte, mais pas nécessairement (le diable se cache dans les détails) d’en déceler les légères incohérences. Or, ce roman-ci en est (était) truffé, mais il faut vraiment avoir le nez dessus pour les repérer. Et lesdites incohérences peuvent sembler légères, mais une fois qu’on les a identifiées, il devient impossible de ne plus les voir (et d’oublier qu’on les a vues). Bref, au lieu de me défiler lâchement comme j’aurais pu (dû ?) le faire, j’ai donc rechaussé mes lunettes d’éditeur pour essayer de remédier à tout ça.
Au menu : la configuration plus ou moins évolutive d’une maison (avec des pièces qui apparaissent ou disparaissent au fil des pages, ce qui peut être un artifice rigolo dans un texte fantastique, mais qui l’est beaucoup moins quand tout est censé être réaliste), des distorsions temporelles, des jours qui s’inversent ou des semaines à rallonge (même remarque), des dates qui ne correspondent pas à la réalité du calendrier (pas le bon jour, ou pas la bonne année), un certain nombre de redites, quelques comportements/remarques/réactions pour le moins invraisemblables… Au bout du compte, donc, plus d’une centaine de commentaires à régler, et un nombre incalculable d’heures perdues lors du premier jet pour débroussailler, de la relecture pour peaufiner, et d’innombrables allées et venues d’un chapitre à l’autre pour s’assurer que si je modifie un machin ici ça ne va pas déséquilibrer un bidule là. Un texte pas du tout rentable, donc.
Cela dit, et sans vouloir me jeter de fleurs (mais quand même, on n’est jamais mieux servi que par soi-même), je suis plutôt content du résultat, et il me semble avoir remédié à presque tous les problèmes. Je manque de recul pour en être certain, mais je croise les doigts. Quelques coups de gomme ici ou là devraient à présent suffire à lever toutes les ambiguïtés restantes, ce qui me permettra de bien dormir ce soir.

Quand est-ce que ce texte paraîtra ? Aucune idée.
Quelle sera la suite de l’affaire (un retravail de la version originale pour une nouvelle publication, ou juste une VF bien plus cohérente) ? Je l’ignore également.
Comment ça a pu se produire ? Ma théorie est que le premier jet a été maintes fois revu et retravaillé, certains chapitres déplacés et redéplacés, quelques scènes écrites et réécrites, au point que toutes les personnes impliquées (auteur, éditeur, agent, relecteurs, correcteurs – je genre tout au masculin pour ne viser personne) n’avaient plus la distance nécessaire pour rester efficaces. Ça peut arriver quand on a jonglé avec un certain nombre de versions d’un même texte et que l’on tient malgré tout à respecter une date de publication, pour une raison ou pour une autre.
Qu’est-ce que j’y ai gagné ? À part une forme de satisfaction du travail bien fait (je l’espère, en tout cas !) rien du tout, bien au contraire ! Au-delà du temps (et donc de l’argent) perdu, j’ai également mis en péril ma relation avec une éditrice, que j’ai bien malgré moi placée en porte-à-faux avec l’agent et l’auteur en lui signalant certains aspects presque brouillons du roman. Renvoyer un texte saturé de commentaires peut aussi donner l’impression d’être un traducteur trop tatillon, ou ne sachant pas prendre ses responsabilités, ce qui n’est pas terrible pour une première collaboration. Existe également le risque de m’être trop focalisé sur le fond au détriment de la forme (lors de la relecture, j’ai essayé de balayer devant ma porte en restant attentif aux erreurs et maladresses de traduction, mais ce n’est pas forcément évident quand on est focalisé sur autre chose). Pour compenser cet éventuel déficit, j’ai passé deux logiciels de correction au lieu d’un seul, et relu deux fois au lieu d’une tous les passages problématiques, j’espère que cela suffira.
Pourquoi je l’ai fait, alors ? Parce que les illogismes étaient tellement flagrants que le boulot aurait semblé bâclé si je ne les avais pas soulignés (et corrigés dès que possible). Et quand je mets le doigt sur quelque chose qui me chiffonne, je suis incapable de balayer la poussière sous le tapis sans essayer de rectifier le tir, sinon je passe mes nuits à ruminer. De toute façon, c’était un boulot à faire, et quelqu’un aurait dû s’y coller à un moment ou à un autre (ou alors tout le monde aurait pu laisser le texte sortir en l’état, comme aux US, mais je n’ose l’imaginer). Par ailleurs, vu le nombre d’éléments que j’ai repérés, il est plus que probable que quelques-uns m’aient échappé : plus on sera nombreux à chercher la petite bête, meilleur sera le résultat.
La grosse satisfaction de cette relecture, c’est d’avoir découvert toutes les qualités de ce texte qui avaient pu m’échapper au moment de la traduction, quand j’essayais déjà de défaire les nœuds problématiques : même si j’ai rarement autant pesté devant mon travail, il me semble que le jeu en valait la chandelle et que la fierté de voir ce bouquin publié sera encore plus grande que d’habitude.
bonjour
au moins, vous avez le sentiment du travail bien fait ! c’est tout à votre honneur
espérons qu’il n’y aura pas de suite …
Jacqueline
J’aimeJ’aime
J’espère aussi que le livre trouvera son public, pour que tout ça n’ait pas été vain !
J’aimeJ’aime