Ça y est, il a paru ou est paru, l’un et l’autre se dit ou se disent, et ce ne sont pas les Justin(e) qui me démentiront (même s’ils ont tort, et que le tordu, mais je m’égare). Je crois que, depuis le mois de juin, il ne s’est pas écoulé une journée sans que je pense à ce bouquin. Et je ne sais pas si tu t’en es déjà rendu compte ou si tu as déjà été enceinte, mais neuf mois d’obsession, ça peut parfois être long. Le voir donc enfin en encre et en papier, tout en splendeur et écailles de dragon, est pour moi un véritable aboutissement. Pour ne pas dire une page qui se tourne. Je ne pense pas que je l’oublierai de sitôt ni que je passerai à autre chose très rapidement, car je le regarderai toujours d’un œil attendri, comme un neveu préféré dont on suivrait le parcours d’un peu plus près que celui de ses frères/sœurs/cousin(e)s (j’aurais pu dire « un enfant préféré » pour aller plus vite, mais ça me serait retombé dessus. Et comme je n’ai pas de neveu francophone, je cours moins de risques).
Je suis bien sûr toujours attentif au sort des bouquins sur lesquels j’ai travaillé, mais en fonction du plaisir de lecture, de l’investissement fourni et des relations entretenues avec les différentes personnes concernées par le projet, l’attention est plus ou moins marquée. Or, il se trouve que le roman est formidable, que j’y ai consacré (presque) TOUT mon temps pro (au détriment parfois du perso) pendant une demi-année (et une bonne partie de mon temps de cerveau disponible pendant quelques mois de plus), que je m’entends très bien avec l’éditeur et que j’entretiens (pour la première fois) une correspondance régulière avec l’autrice (l’une des rares que j’ai rencontrées, d’ailleurs). (Et en plus l’objet est giga beau.) Du coup si tu en dis du mal je serai très, très triste. Rien ne t’empêche d’en penser, hein, si tu as mauvais goût, mais s’il te plaît ne m’en fais pas part (ou alors je risque de te répliquer que ton fils est moche et ta fille con comme une brique, par pure mesquinerie ; alors qu’en fait, si ça se trouve, c’est lui qui n’est pas le timbre le mieux oblitéré de la collection et elle qui n’est pas canon-canon, on le saura jamais).
Comme je t’en ai déjà dit énormément sur ce roman (genre là et les billets suivants, ou encore là et les billets précédents), je ne vais pas trop te parler du contenu (c’est de la fantasy inclusive et féministe avec de la magie, des intrigues de cour et des dragons, en gros ; en plus petit, c’est un univers entier – géographie, mythologie, histoire – qui a été mis au point par Samantha, où l’on découvre plusieurs régions du monde, chacune dotée de ses spécificités, notamment climatiques ou religieuses), mais plutôt de mon métier et de ces petites choses qui m’ont particulièrement animé pendant ce gros travail. Si ça ne t’intéresse pas, ne perds pas ton temps à lire les huit mille lignes qui suivent, tu risques de ne pas y trouver ton compte. Fonce plutôt en librairie (ou en bibliothèque) pour acheter (ou emprunter) le roman, tu le regretteras beaucoup moins !

Trucs et astuces
Comment faire en sorte de conserver une cohérence dans un texte de mille pages et 150 bananes (et 600 entrées de lexique, et plus d’une soixantaine de personnages) sans passer son temps à aller vérifier plus haut ? Au-delà des tableaux que je m’efforce généralement de remplir avec le zèle d’un moine copiste (au moins en fantasy, où ils me sont la plupart du temps vraiment indispensables), j’essaie également d’appliquer un certain nombre de moyens mnémotechniques pour ne pas perdre trop de temps à réfléchir sur l’usage de tel ou tel terme. C’est idiot, mais comment traduire un royaume baptisé Hróth en VO ? Hróth tout court ? Mais les pays ont le plus souvent – mais pas toujours – un déterminant, masculin ou féminin, en français. (Wikipedia résume d’ailleurs très bien la situation : « Les noms des îles et pays sont précédés d’un déterminant ou non selon l’usage : La Corse, l’Australie, la Colombie, mais Ibiza, Taïwan, Madagascar, Israël. ») Plutôt que de réfléchir chaque fois à la logique qui devrait régir l’usage de chacun des noms propres, je me base plutôt sur de l’existant plus ou moins ressemblant, ce qui m’évite de m’emmêler les pinceaux. Ainsi donc, Hróth se décline sur le modèle du Honduras (le Hróth, au Hróth, du Hróth), Inys sur celui de l’Islande (l’Inys, en Inys, de l’Inys), Mentendon sur celui de Madagascar (Mentendon, à Mentendon, de Mentendon), etc.
Même façon de procéder pour certains tutoiements ou vouvoiements : quand les personnages prient, disent-ils plutôt tu ou vous ? Dans la religion catholique, la tradition (ou le concile Vatican II) veut que l’on tutoie Dieu et que l’on vouvoie la Vierge. Je m’en suis inspiré (comme Samantha s’est inspirée de saint Georges et le Dragon, par exemple, dans l’élaboration du mythe fondateur de l’Inys) pour mettre au point le système de prières en français. (Ça n’arrive pas souvent dans le texte, mais je trouve l’exemple assez parlant.)

Cruelle étymologie
Au cours de la rédaction, je suis tombé sur cette (passionnante) interview de Samantha, qui dit notamment sa passion pour les mots et l’étymologie. La moindre des choses était donc de respecter cette manière de faire, mais les deux langues étant très différentes (on ne retrouve pas en anglais l’étymologie gréco-latine du français), dans quelle mesure l’exercice est-il viable ?
Les exemples proposés par Samantha dans cet entretien (indigo qui vient d’« Inde », turquoise de « Turquie », bourgogne et champagne des régions du même nom) sont aussi valables en français. Et il semble effectivement logique de ne pas y avoir recours dans un univers géographique où les noms d’origine n’existent pas.
Mais quid d’autres termes pour lesquels l’anglais ne pose pas de souci, alors que le français, si ? Je me suis par exemple longuement interrogé sur le cas de « peephole ». Le Robert & Collins (le dictionnaire bilingue que j’utilise le plus) propose « trou (pour épier) » ou « judas ». Le Larousse offre les mêmes résultats, Google idem, Linguee itou (dans les grandes lignes), même chose pour le Cambridge, etc. Or, « trou (pour épier) » n’était vraiment pas chouette, et l’étymologie de judas (Judas Iscariote, disciple de Jésus) était vraiment problématique dans un monde où la Bible n’existe pas. J’aurais pu opter pour œilleton, par exemple, or tous les dictionnaires que j’ai consultés indiquent qu’il s’agit d’une ouverture circulaire (ce qui n’est pas le cas dans mon texte) ; guichet aurait aussi pu faire l’affaire, sauf que ceux-ci n’ont pas vocation à être secrets, ce qui ne me convenait pas non plus. Finalement, au lieu de me lancer dans une périphrase ou d’adopter un mot qui ne me satisfaisait qu’à moitié, j’ai préféré conférer une nouvelle acception à un terme qui existait déjà (cachottier), aisément compréhensible grâce au contexte. Le fait d’évoluer dans un univers imaginaire m’offrait cette possibilité que je n’aurais pas eue dans d’autres genres littéraires.
Je me suis par ailleurs rendu compte sur les épreuves qu’un mot qui n’avait rien à faire ici (d’un point de vue étymologique) s’était malgré tout faufilé dans le texte ; je m’en veux un peu, mais il en dit tellement plus (et de façon plus concise) que tout ce que j’aurais pu inventer à la place que j’ai pris le parti de le laisser. On verra si tu es attentif (et choqué par cet abus de ma part). Pour compenser, j’en ai supprimé un autre que j’avais mis dans Le Prieuré et qui aurait aussi pu apparaître ici, alors j’espère que tu me pardonneras. Mea maxima culpa (qui signifierait « Urètre méga bouché » selon mon dictionnaire de latin, mais c’est à vérifier).

Et en conclusion ?
À l’instar de Marie-Pierre Casey, je ferais pas ça tous les jours. Ni même tous les ans, pour être honnête. Je ne m’en suis pas encore remis physiquement (j’ai creusé un peu plus mon déficit de sommeil), je me fais des nœuds au cerveau et au bide (et s’il reste d’énormes fautes ? et si j’ai fait un mauvais choix ? ou, pire, un contresens ? et si je ne faisais pas honneur à l’énorme boulot de Samantha ? et si à la page 1007 je faisais dire « vous » à un personnage qui tutoyait pourtant son interlocuteur page 43 ?) et j’ai des bouffées d’angoisse à l’idée de me replonger dans un bouquin de deux millions de signes pour après-demain. Curieusement, j’arrive ces jours-ci au bout d’un long roman d’un million de signes, mais je n’ai pas ressenti la moitié de cet épuisement-là. Cependant (c’est mon côté maso), je sais que si un projet aussi dément m’arrivait dans les semaines à venir, avec un enjeu aussi fort et une ambition aussi grande, je l’accepterais avec joie et volupté (avant de me rendre compte, dès ma signature apposée au contrat, que tu te rends compte de ce que tu fais quand même, ça veut dire pas de week-ends, pas de vacances, pas de coupure, pas de… J’exagère un brin, car j’ai récemment appris à dire non et à ne plus accepter d’abord et réfléchir après, mais on n’est pas si éloigné que ça de la réalité).

Samantha Shannon, Un jour de nuit tombée (A Day Of Fallen Night), De Saxus, dispo depuis le 2 mars 2023.
oufff!! et pour saluer votre performance, les couvertures sont splendides
JH
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Oui, elles sont magnifiques, comme tout le travail d’Ivan Belikov je trouve ! https://ivanbelikov.com/portfolio/
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J’ai d’abord lu le prieuré en français lors de sa première parution, et je l’ai relu en anglais le mois dernier pour me remettre dans le monde avant d’aller dans cette préquel. Vous faites honneur au texte, vraiment. Merci pour ce superbe travail!
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Merci Léa-Marie, ça me touche beaucoup. J’espère que ce deuxième opus vous plaira également !
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